En mémoire d’Hoichi Okamoto — In Memory of Hoichi Okamoto
Estelle Hanania. été 2008.
Hoichi Okamoto vit au milieu des montagnes, dans la province japonaise de Nagano, dans une grande maison qu’il a construite progressivement autour d’une pièce centrale, la salle de répétition. Là, de larges miroirs, à moitié dissimulés sous des rideaux, recouvrent les murs et permettent à Hoichi de se voir lorsqu’il travaille à un nouveau spectacle. Quelques masques et marionnettes en préparation jonchent le sol au milieu de cendriers pleins, de morceaux de tissus, de coussins sur lesquels les nombreux chats de la maisons ont élu domicile. De cette pièce spacieuse cinq portes donnent vers d’autres pièces encore plus énigmatiques : l’atelier des masques, la pièce aux kimonos, la salle aux centaines de poupées.
C’est là qu’Hoichi Okamoto vit et travaille lorsqu’il n’est pas en représentation à Tokyo ou dans le reste du monde, c’est là qu’il a choisi de s’installer, loin de l’agitation des grandes villes, au milieu des rizières et des champs de pommiers où la sonnerie résonne tous les midis pour rappeler aux travailleurs l’heure de la pause déjeuner.
Sur la porte d’entrée de la maison est écrit en lettres rouges D O N D O R O. C’est le nom de la compagnie qui fut créée en 1974 par Hoichi, compagnie dont il est le seul membre et créateur solitaire de spectacles de marionnettes à taille humaine, uniques en leur genre.
C’est en découvrant les photos accumulées dans des cartons et albums que j’ai pu mieux comprendre ce que furent les premières années de représentation de ce marionnettiste si particulier. Durant les six premières années de la création de la compagnie, Hoichi Okamoto a parcouru les routes du japon à pied, tirant une énorme charrette dans laquelle se trouvaient toutes les marionnettes, masques, accessoires et autres tentures nécessaires à l’installation de ses spectacles itinérants. Choisissant souvent de jouer devant des temples et dans des conditions parfois très rudes. “Il y eut beaucoup de jours difficiles durant ces années là, la pluie, le vent , les tempêtes. J’ai appris à ne jamais m’opposer aux forces de la nature”.
Sur une photo on aperçoit Hoichi masqué, marchant dans un village, assailli par une horde de petits garçons et filles hilares, je lui demande alors si ses spectacles étaient aussi destinés aux enfants, et Hoichi me répond vivement que non. Puis je lui demande si ce monde de personnages qu’il s’est créé peuplait déjà sa propre enfance passée à Hiroshima, sa ville natale “Enfant je ne m’intéressais pas aux poupées et aux marionnettes. Celles que je fabrique aujourd’hui ne sont pas des jouets ni des symboles, mais des enveloppes humaines. Ce qui m’intéresse c’est la différence entre un corps vivant et une forme vide”.
Les marionnettes d’Hoichi m’ont souvent paru sur le point de bouger, de tourner le visage vers vous et de vous saluer, et lorsqu’une tête retombe par inadvertance, menton sur la poitrine on a parfois une sensation étrange, la poupée se serait-elle assoupie en oubliant notre présence ”Les marionnettes ne sont pas vivantes, elles ne bougent pas par elles-mêmes et ne font aucun bruit, mais c’est ce côté mystérieux de la marionnette que je veux exprimer. Cette immobilité et ce silence ont un pouvoir magique sur l’homme”.
Hoichi Okamoto est progressivement devenu un nom incontournable sur la scène internationale. Ses créations, empreintes des formes traditionnelles du théâtre Nô et bunraku japonais combinées à l’esprit du théâtre et à la danse contemporaine surprirent d’abord. Il lui fallut plusieurs années avant que ses créations ne soient saluées par la critique et que son succès arrive. Il est invité maintenant régulièrement à présenter ses spectacles aux quatre coins du monde .”Mon style est ancré dans une certaine tradition théâtrale japonaise mais tout en s’en démarquant. Il y a beaucoup de gens qui apprécient mon travail comme une nouvelle forme artistique.”
Hoichi Okamoto est un personnage insaisissable et passionné. Décrivant ses créations comme des rêves sans fin et ses personnages errant dans un labyrinthe plongé dans l’obscurité, se heurtant aux objets et aux créatures, aux morts et aux vivants.
“In two mirrors held against each other, I saw the back of my head that was facing myself”
(extrait de “ Man Ji “ solo performance d’Hoichi Okamoto)
e.h 2008
DANSE DE L’ESPRIT par Marc Feustel.
Article publié dans le magazine Tempura N°17, printemps 2024
C’est au hasard d’une recherche en ligne qu’Estelle Hanania découvre le travail du marionnettiste et performeur japonais Hoichi Okamoto. Fascinée par la figure humaine dupliquée, par le corps reproduit ou réinventé, elle assiste alors à un spectacle de Gisèle Vienne – une artiste-chorégraphe avec qui elle a collaboré à de nombreuses reprises depuis – qui met en scène des poupées de taille humaine. Profondément touchée, elle décide alors d’explorer les possibilités photographiques de ces créations. Au détour d’une recherche sur d’autres poupées à taille humaine, elle tombe sur le travail de Hoichi Okamoto alors que l’idée d’un voyage au Japon ne lui avait jamais traversé l’esprit.
Après leurs premiers échanges, Okamoto l’invite à lui rendre visite dans la vallée d’Ina, dans la préfecture de Nagano, où il s’est installé en 1986, pour découvrir son travail. C’est dans une grande maison construite autour d’une salle de répétition centrale qu’Okamoto a constitué son univers si particulier. Aux côtés de nombreux chats, le lieu est peuplé de centaines de masques et de marionnettes qu’Okamoto a fabriqués lui-même.
Né Yoshikazu à Hiroshima en 1947, Okamoto adopte le prénom Hoichi en référence au conte populaire fantastique rendu célèbre par l’écrivain Lafcadio Hearn dans son ouvrage Kwaidan, paru en 1904. Hoichi était un moine aveugle virtuose du biwa (luth japonais en forme de nénuphar) qui se fit ensorceler par le fantôme d’un noble, lequel le força à jouer pour sa cour d’esprits. Ayant fondé sa compagnie théâtrale Dondoro en 1974, Okamoto développe ensuite sa pratique et son univers pendant de nombreuses années, empruntant autant aux mondes traditionnels du théâtre nō et des marionnettes du bunraku qu’à la « danse du corps obscur » du butō. En 1980, il quitte la capitale pour parcourir les routes du Japon à pied, tirant une charrette contenant toutes les marionnettes, masques et autres accessoires avec lesquels il crée ses spectacles itinérants.
C’est dans leur questionnement de l’animé et de l’inanimé, du vivant et du non-vivant que les chemins d’Estelle Hanania et de Hoichi Okamoto sont amenés à converger. Lors de leur rencontre, il confie : « Enfant, je ne m’intéressais pas aux poupées et aux marionnettes. Celles que je fabrique aujourd’hui ne sont pas des jouets ni des symboles, mais des enveloppes humaines. Ce qui m’intéresse, c’est la différence entre un corps vivant et une forme vide. »
Les photographies qu’Estelle Hanania réalise dans l’univers singulier de Dondoro ne sont pas de simples documentations de performances, mais des collaborations dans lesquelles ils mettent en scène ensemble, sur le fond d’une vieille maison, au milieu de la forêt, ou sur des rochers en pleine rivière, les créations d’Okamoto. Une collection d’instants performatifs pour lesquels le seul public est l’objectif photographique.
Dans cette image, Okamoto, vêtu de couleurs sombres et le visage masqué à la manière des marionnettistes du bunraku, est éclipsé par la forme imposante de la créature qu’il anime. Dressée au-dessus de sa tête, cette figure féminine semble plus vivante que celui qui lui donne vie. C’est ce paradoxe qu’Estelle Hanania explore dans la série Dondoro, qui fera l’objet d’une petite publication en 2011.
L’échelle des créations d’Okamoto fait qu’il devient lui-même inévitablement participant à la performance, mêlant son corps, tantôt obscurci, tantôt peint de blanc à la manière des danseurs de butō, à celui de ses marionnettes dans une danse troublante. Estelle Hanania photographie aussi les marionnettes sans la présence de leur créateur, mais qu’elles soient en mouvement ou au repos dans leur atelier de conception, ces figures semblent toujours habitées d’un souffle vital.
Malheureusement décédé en 2010, Okamoto reste une figure peu connue, même au Japon, malgré quelques courts moments sous les projecteurs, lorsque sa création Kiyohime Mandara en 1992 le propulsa sur la scène internationale, notamment aux États-Unis, au musée Guggenheim à New York et au Walker Art Center de Minneapolis.
Aujourd’hui, la photographe espère pouvoir retourner au Japon pour poursuivre ce projet et ainsi contribuer à préserver l’univers singulier de cet artiste hors norme.