Estelle Hanania

2011 Sichuan (editorial)

Sichuan 2011
Photography: Estelle Hanania
Text: Virginie Luc

Extrait du texte de Virginie Luc
JIUZHAIGOU, VALLÉE DE L’ÂME

(…)

Berceau millénaire
De la vallée de Jiuzhaigou jusqu’à celle de Munigou, près de Songpan, hameaux et villages
se succèdent. En dehors de la Région autonome du Tibet frontalière, c’est ici que se concentre le peuple tibétain, installé depuis des millénaires, bien avant que le Xikang – sud de l’ancienne province tibétaine du royaume de Kham – ne soit adjoint à la Chine.
Ce sont les femmes que l’on remarque d’abord. Des femmes longues, aux cheveux nattés, le visage laqué par le vent, les pommettes hautes rougies par le froid. Elles sont le cœur, la force vive, en charge des travaux agricoles – récoltes des choux et du maïs, cueillette des plantes sauvages médicinales, entretien du potager, affinage du lait de yak qu’elles battent et conservent afin d’en tirer une graisse jaune… L’éducation des enfants aussi leur appartient. Comme les cinquante-cinq autres minorités ethniques en Chine (soit 10% de la population), les Tibétains ne sont pas soumis à la limitation des naissances.
Thé au beurre de yak
La patience et la puissance des femmes imprègnent la vie quotidienne. Zhuo Ma, 32 ans, sait transmettre avec la même ferveur son amour pour son peuple et sa culture, les secrets de la cuisine tibétaine (elle a ouvert deux restaurants à Jiuzhaigou) et la chaleur de sa maison. L’hospitalité n’a rien de légendaire : dans la pièce commune aux murs chargés de suie, d’encens et de couleurs, on prend place autour du poêle pour goûter un thé au beurre de yak et une galette de maïs au miel brun. Au-dehors, les drapeaux de prière ondoient sous le vent.
Les hommes – qu’on dit parfois encore partager «en frères» la même épouse – perpétuent la tradition de l’élevage. En cette saison de transhumance, ils s’absentent plusieurs jours pour redescendre les troupeaux de yaks et de brebis dans les vallées. Loin des cités-lotissements, bâties par les autorités en vue de leur assimilation, les Tibétains s’appliquent à maintenir l’habitat traditionnel – maison de pierre et bois au toit plat.
À Zhongchagou, Jiagata, 48 ans, vient d’achever lui-même, après deux années de travaux, sa nouvelle demeure. L’ancienne, où vit encore sa mère, est toute proche. «Je vois le même paysage – la rivière, le moulin à prières qui tourne sous l’action de l’eau, l’arpent de la montagne. C’est la seule chose qui m’importe… M’écarter de la nature, ce serait m’écarter de la vie», sourit ce père de famille, qui ne manque pas d’évoquer avec fierté son fils aîné, étudiant à l’Université des minorités de Beijing…
Un poème de Victor Segalen
Le jour se replie, le haut plateau s’estompe, la vallée s’évase avant de céder devant la grande plaine de Chengdu, capitale du Sichuan et des Hans, majoritaires. Il semble que les habitants de ces hautes terres portent et délivrent un tribut secret. Comme s’ils transportaient, avec l’odeur des neiges et du poêle à charbon, le silence et la force des cimes, l’impermanence des rivières et la mémoire des lacs au fond de la vallée. Inachevés, ces instants n’en sont que plus présents, comme le poème – son dernier – de Victor Segalen, Thibet, qui ne pouvait être «fini» : «Tant de choses entraperçues, ne pourront jamais êtres vues»… Car ce sont des instants, non pas de connaissance, mais de clairvoyance, aussi furtifs qu’ineffables. ”